Et c'est avec l'évolution du journal Pilote qu'elle le fera.
Pilote est né en 1959, fondé par Goscinny, Charlier et
Uderzo : deux scénaristes et un dessinateur.
On voit ci-dessus, de gauche
à droite, Sempé, Goscinny, Uderzo et Charlier à
l'époque des débuts de Pilote
Commençons par préciser que le
scénariste n'est pas reconnu à l'époque.
L'éditeur Dupuis disait
en substance : « Si un
dessinateur veut s'offrir un
scénariste, c'est son problème, pas le mien. »
Il ne reconnaissait donc au niveau comptable que le dessinateur,
payé
pour l'ensemble du travail, charge à ce dernier de laisser une
partie de ce salaire à son scénariste s'il en avait un.
C'est ainsi que Morris paiera longtemps Goscinny de la main à la
main pour les scénarios de Lucky Luke.
De toute façon, toute la profession, dessinateurs comme scénaristes, n'a encore guère de droits (heureusement, la situation changera, voir la partie sur les droits d'auteurs). Comme le dira un auteur célèbre, « La bande dessinée n'est pas un art, même mineur. C'est un mal ». Les auteurs ne sont pas cités, ils sont mal payés.
Goscinny, Charlier et Uderzo décident de réagir à cet état de fait et préparent une charte qu'ils comptent présenter aux éditeurs et qui porte sur les droits d'auteur et les conditions de travail. Ils organisent une réunion de la profession, obtiennent un accord général. Mais ils sont dénoncés par un dessinateur et placés sur une liste noire : ils ne pourront plus travailler. Un professionnel dira même à Goscinny : « Uderzo et Charlier s'en tireront, vous non », ce qui ne manque pas de sel quand on connait la suite de l'histoire ! Après plusieurs années de galère et de petits métiers, ils réussissent à trouver des financements et créent leur propre journal.
Qu'amène Pilote dans le monde de la B.D. de l'époque ?
- il vise un public d'adolescents et non plus d'enfants
- il va donner à la B.D. un de ses personnages les plus connus : Astérix, et il y aura une folie Astérix : le premier satellite français porte son nom, De Gaulle s'y intéresse (notons qu'il avait aussi parlé de Tintin. Lisait-il des B.D. en cachette ?) et donnera, pendant un conseil des ministres, des noms en ix à tous les présents...
- il accueille des auteurs parmi les plus grands : Greg, Gotlib, Cabu, Fred, Druillet, Alexis, Brétécher, Tardi, Bilal, tous ceux qui feront le renom de la B.D. française
- il va évoluer en même temps que son lectorat et donner naissance à la bande dessinée adulte
Une telle évolution était prévisible quand on sait la volonté de Goscinny, qui est avec Charlier rédacteur en chef du journal, de donner ses lettres de noblesse à la Bande Dessinée. Il pousse les dessinateurs à avoir une mentalité d'auteur à part entière, les encourage à s'assumer face aux préjugés sur la B.D., à repousser leurs limites. Il refuse une pratique en cours à Spirou ou Tintin : celle du référendum des lecteurs, qui sont invités à noter les séries du journal, une mauvaise note se traduisant souvent par l'élimination de la série ! Pour lui, c'est au rédacteur en chef de savoir ce qu'il veut présenter dans son journal, quitte à bousculer un peu le lecteur.
Un exemple parlant sur cette volonté d'affirmer les auteurs : dans ses interviews, il citait ses créations majeures, Astérix, Lucky Luke, mais omettait de parler d'Iznogoud. Tabary, dessinateur d'Iznogoud, lui en demanda la raison et Goscinny lui répondit en substance : « C'est parce que vous ne signez pas vos planches. Assumez la paternité de votre travail et j'assumerai la mienne. » Tabary se mit à signer ses planches, et Goscinny à citer Iznogoud parmi ses créations.
De même, quand Fred crée Philémon, Goscinny lui déclare : « C'est formidable, on le passe ». Et quand arrive une avalanche de lettres de lecteurs, sur le thème « Qu'est-ce que c'est que ce dessinateur qui ne sait pas dessiner ! On ne comprend rien. », Goscinny dit à Fred : « On insiste, les gens vont finir par s'habituer. »
Philémon,
par Fred
(c)
Dargaud
Autre exemple sur sa volonté de faire évoluer le ton de son journal : la première fois qu'il reçut Druillet, il lui déclara après avoir examiné ses planches : « Votre travail est formidable, mais vous arrivez trop tôt. »
Lone Sloane, par Druillet
(c)
Dargaud
Il faut ainsi reconnaître à Goscinny, en plus de ses qualités de scénariste et d'humoriste génial, le mérite d'avoir largement et puissamment contribué à l'évolution et à la maturation de la Bande Dessinée