Le scénariste est souvent moins connu que le dessinateur. Ils n'en sont pas moins tous deux créateurs, et à parts égales, de l'oeuvre, même si la réalisation de la planche prend plus de temps au dessinateur qu'au scénariste. Tenant compte de ce point, l'échelle des paiements est de l'ordre de 30% pour le scénariste et 70% pour le dessinateur (ça varie bien sûr suivant différents facteurs : notoriété de l'un ou de l'autre, accords personnels). Leurs rapports et influences mutuelles dans la création de l'oeuvre relèvent plus souvent d'une alchimie assez mystérieuse que du simple partage des rôles du style : l'un écrit l'histoire, l'autre la dessine. Ils méritent donc que l'on se penche sur eux attentivement.
Avant de se lancer dans un projet commun, le dessinateur et le scénariste commencent par se rencontrer (parfois fortuitement), font connaissance, discutent, confrontent leurs univers personnels. Pour une collaboration réussie, il faut qu'une entente s'installe, et il arrive souvent que la sauce ne prenne pas, ou au contraire qu'il y ait un « coup de foudre ». Écoutons le scénariste Dufaux parler de sa rencontre avec certains de ses dessinateurs (BoDoï n° 53, juin 2002) : « Je n'avais aucun sujet en tête avant de rencontrer Enrico Marini. Nous étions autour d'une table, il m'a communiqué sa culture manga, m'a montré des films d'animation japonais extraordinaires. Moi je me suis permis de lui présenter des films noirs des années 40-50. Sa curiosité pour cette culture ancienne m'a impressionné. Être curieux est pour moi un grand signe de qualité. La force créatrice de Marini au niveau de l'image m'a entraîné dans des lieux inconnus. Quand il vous envoie une balle supposée jaune, elle est rouge. Vous travaillez sur la rouge et il vous la renvoie bleue. Ce jeu de ping-pong est passionnant. »
Dufaux, toujours (BoDoï n° 53, juin 2002) : « J'ai voulu rencontrer Ana Mirallès en apprenant qu'elle allait abandonner le métier. C'est une femme extraordinaire, d'une grande liberté, qui ne vivait pas de son art depuis dix ans. Ca me tuait quand je voyais ses planches. Elle allait abandonner ça pour quoi? La pub? Nous nous sommes vus. J'ai cherché son champ de force, où se trouvait son talent. C'était le sud. Les couleurs. Le chatoiement des tissus. Les corps féminins. La sensualité. J'ai pensé qu'il serait intéressant de montrer avec elle un autre pan d'histoire qui s'écroule. Celui de la Turquie choisissant le camp de l'axe, des nazis. L'héroïne va gagner le pouvoir, mais perdre ses sentiments. J'ai eu beaucoup de mal à faire admettre cette idée à Ana. Ca la révoltait. »
On voit que le rapport entre scénariste et dessinateur peut être complexe : il ne se réduit pas à l'élaboration du scénario par l'un, de la planche par l'autre, mais se nourrit de passions communes, d'échanges, de discussions. Comme le dit Bom, scénariste de la série « Broussaille » dont Frank assure le dessin (Documents d'exploitation pédagogique des albums de bande dessinée de la série Broussaille, 1992) : « Le ton particulier à cette série est le fruit du travail, de la personnalité de chacun de nous deux, de la complicité aussi qui existe entre nous. Individuellement, en séparant totalement l'écriture du scénario et la réalisation graphique, nous ne ferions pas le même travail. »
Et Christin rajoute (Itinéraires
dans
l'univers de la bande dessinée, 2003) : « Ce
qui
est sûr, c'est que je fais du travail à façon,
donc pas de scénarios interchangeables. Ce que j'ai écrit
pour Bilal, je l'ai fait pour lui en exclusivité. S'il m'avait
dit, par exemple, en 2000 : « Je n'ai pas le temps de
faire Le sarcophage,
je suis trop pris », j'aurais regretté, mais il
était inimaginable d'aller voir un autre dessinateur, même
aussi talentueux. » Mézières confirme (Bo-Doï
n°78,
octobre 2004) : "Christin sait s'adapter
à ses dessinateurs. Pour Bilal, il
écrivait des histoires faisant ressortir le côté
sombre de son dessin.
Le mien est à la base "franquinesque", plutôt amusant et
humoristique,
Christin fait avec."
Puisqu'un bon scénariste travaille pour son dessinateur, il va tenir compte de ses goûts et préférences, comme l'explique Maurice Tillieux (Les dossiers de la bande dessinée n° 10, mars 2001) : « Pour la série « Tif et Tondu », je vais tenir particulièrement compte du décor pour utiliser au maximum les extraordinaires qualités de décoriste de Will, qui vous restitue tout avec une virtuosité d'impressionniste qui vous laisse pantois. Un autre point important avec lui : veiller à ne pas faire rester trop longtemps l'action au même endroit. Il déteste dessiner deux ou trois planches avec des personnages évoluant dans un décor unique, comme une chambre d'hôtel par exemple. »
Et Mézières rajoute (Bo-Doï n° 78,
octobre 2004) : "Prenez l'imposante capitaine du
navire sur lequel
Valérian et Laureline vont embarquer [dans l'album "A bord
du grand rien", NDW]. Au départ, c'était un capitaine
à
grosses moustaches commandant un convoi de camions. [Mais] je ne me
voyait pas dessiner deux cent cinquante bahuts par planche." Et
il rajoute : "Je ne pourrais pas travailler avec un scénariste qui m'imposerait
tout".
Christin
le sait : « Les dessinateurs arrivent toujours avec
des demandes précises : ils veulent tel ou tel genre de
paysage. Un lieu peut être à l'origine d'une histoire.
Valérian, c'est une série de repérages
imaginaires. »
Même si c'est plus rare, il arrive aussi que deux auteurs collaborent sur les deux plans de l'écriture et du dessin, comme par exemple François Bourgeon et Claude Lacroix sur « Le cycle de Cyann ». François Bourgeon (Itinéraires dans l'univers de la bande dessinée, 2003) : « Nous préparons ensemble le plan de l'histoire, j'écris le scénario avec les dialogues et nous le corrigeons ensemble. Chacun prend à sa charge une partie des recherches et de la création. Je travaille seul les personnages, mais pour les costumes et le reste il n'y a pas de règle. Les décors sont généralement préparés par Claude. »
Notons
qu'aujourd'hui encore il y a débat sur l'importance relative du
scénariste et du dessinateur. Par exemple, aucun
scénariste
n'a jamais reçu le grand prix d'Angoulême, et il n'est
pas dans l'air que ce soit le cas un jour. Le moins que l'on puisse
dire est que c'est discutable quand on pense à un Goscinny, un
Charlier, un Van Hamme, un Cauvin...